Abdeljelil Karoui, naturellement humble et discret, est de ceux qui préfèrent travailler en silence, sans chercher les honneurs ni courir après les distinctions. Jamais il ne s’est fait valoir par les quelques distinctions qu’il a récoltées au cours de sa longue et belle carrière d’enseignant universitaire, ayant contribué activement à la formation de plusieurs générations d’étudiants et de chercheurs en langue, littérature et civilisation françaises. En attendant la sortie prochainement du 3e tome de ses mémoires littéraires tout à fait captivants et intéressants au suprême, voici l’interview qu’il nous a accordée avec sa gentillesse et son humilité habituelles…
Ancien étudiant de la Sorbonne, professeur de l’enseignement supérieur émérite, éminent spécialiste, largement connu et reconnu, surtout des littératures françaises des XVIIIe et XIXe siècles, auteur de divers ouvrages sur le siècle des Lumières, directeur, pendant de nombreuses années, du premier département de français à l’Université tunisienne qui est celui de la faculté des Lettres du boulevard 9-Avril de Tunis où il a veillé en particulier à la création du 3e cycle (DRA) qui fut une espèce de pépinière appelée à prendre la relève des coopérants et dont sont sortis de brillants enseignants-chercheurs tunisiens francophones, Officier dans l’Ordre des palmes académiques (1985) et titulaire du Prix spécial de l’Association Tunisie-France (1999), Abdeljelil Karoui, naturellement humble et discret, est de ceux qui préfèrent travailler en silence, sans chercher les honneurs ni courir après les distinctions. Jamais il ne s’est fait valoir par les quelques distinctions qu’il a récoltées au cours de sa longue et belle carrière d’enseignant universitaire ayant contribué activement à la formation de plusieurs générations d’étudiants et de chercheurs en langue, littérature et civilisation françaises.
Afin d’illuminer davantage sa retraite bien méritée après un si long et si riche parcours, Abdeljelil Karoui entreprend la rédaction de ses mémoires dont nous avons pu lire avec bonheur les deux premiers tomes écrits dans un français de la plus belle eau et soigneusement édités, en 2020 et 2021, à Tunis, par les éditions «Arabesques», sous les titres de «Sortilèges d’une jeunesse» (cf- notre compte rendu, La Presse de Tunisie, 8 mars 2021) et de «Mes années parisiennes». En attendant la sortie prochainement du 3e tome de ces mémoires littéraires tout à fait captivants et intéressants au suprême, voici l’interview qu’il nous a accordée avec sa gentillesse et son humilité habituelles.
Vous êtes d’abord professeur-chercheur à l’Université tunisienne. Vous avez pris l’habitude de publier assez régulièrement des travaux académiques. Tout d’un coup, vous publiez, à la fin de 2020 et au début de 2021, l’un après l’autre, les deux volumes de vos mémoires personnels : «Sortilèges d’une jeunesse» et «Mes années parisiennes». Quelles sont les raisons de cette publication ?
A vrai dire, après la retraite, j’étais disponible pour satisfaire des vœux enfouis dans ma conscience tels des fantasmes. D’abord le sport. Commençant par le yoga, j’ai fini par pratiquer toutes sortes d’exercices où mouvements rythmés et dansants s’entremêlent pour mon plus grand plaisir. Ensuite la musique. C’était ma passion de toujours, mais comment faire parler des airs qui m’avaient enchanté jusqu’à l’euphorie, en pinçant moi-même des cordes magiques ? Le luth m’offrait ce privilège. Outre le sport et la musique, j’avais une curiosité pour tout ce qui touche aux questions sociales et politiques. Avant et surtout après la «révolution», j’ai composé bon nombre d’articles dans la presse et les journaux en ligne où j’essayais de proposer des solutions concrètes à des problèmes ardus dont la résolution exigeait un peu de courage et d’imagination. Mais c’était un peu prêcher dans le désert. Quant à la volonté de tourner le dos à tout ce qui est académique, elle est, je crois, un phénomène lié à l’âge. Après la tentation de l’acrobatie verbale où l’on se complaisait dans une langue jargonnante faite de vain brio et d’enluminure, on se laisse gagner par une douce contemplation des choses, humble et apaisée, où la dimension esthétique est souvent reine. Les exemples de cette mutation ne manquent pas. Qu’on songe à Noam Chomsky qui, de la linguistique générative dont il était l’autorité suprême, a viré à la politique. Ou à Umberto Eco qui s’est converti à la fiction romanesque après s’être illustré dans la philosophie de la signification et de l’interprétation. Sans me comparer à ces grands, j’ai choisi le terrain où enfin mon goût de la chose littéraire pouvait s’épanouir à loisir, sans les freins et les codifications d’une thèse ou d’un article à publier dans une revue littéraire.
En racontant dans ces mémoires votre parcours personnel depuis la toute petite enfance jusqu’à votre séjour d’études à Paris, vous avez sûrement pensé à vos récepteurs et aux moyens qu’il fallait mettre en œuvre pour les intéresser à vos mémoires personnels et les attacher. Quels sont ces moyens ?
Le souci naturel et légitime de tout auteur est sans doute d’intéresser son lecteur et d’avoir la plus large audience. Comment y parvenir ? Chacun a ses moyens liés à ce qu’il est et à ses aptitudes. Pour ma part, je me suis arrangé pour que chaque chapitre comportât au moins une anecdote piquante de manière à aérer une question surtout quand celle-ci, par ses tenants et aboutissants, est particulièrement ardue ou pesante. Un autre souci dont j’étais souvent obsédé : trouver le ton pour m’adresser à un public passablement cultivé. Pas celui qui convient aux seuls universitaires versés dans les techniques du langage et l’art des prouesses verbales, ni celui qui ignore tout des secrets d’une langue et des plaisirs d’une narration. Comment m’assurer que je suis dans les limites prescrites, c’est-à-dire éviter de passer pour un cuistre ou être sûr de ne pas radoter des banalités à l’adresse d’un public d’analphabètes ? Ma seule parade était sans doute l’avis d’un proche ou d’un ami sans complaisance. Ma langue un peu châtiée fait dire à certains qu’elle est précieuse. Peut-être ? Ce qui, je présume, ne l’empêche pas d’être claire, car j’ai horreur du jargon et des phrases longues dont la structure n’est pas solidement conçue. Voilà qui, hélas, ne me garantit contre les coquilles. Une correction est intervenue dans le nouveau tirage de «Sortilèges d’une jeunesse». C’est ce que je ferai pour le second tirage de «Mes années parisiennes».
Qu’est-ce qui vous a intéressé le plus dans cette entreprise d’écrire vos mémoires : raconter avec précision votre vie ou bien produire une œuvre littéraire avec ce que cela suppose de «mentir-vrai», d’ajouts, d’édulcoration, de dramatisation ou de fiction ? Pensez-vous avoir produit une vraie autobiographie ou plutôt une espèce d’autofiction ?
Au-delà de ce qu’il raconte, sa vie ou autre chose, celui qui écrit a souvent pour ambition de produire une œuvre littéraire. Y arrivera-t-il ? C’est selon. À mon tour, en proposant à mes lecteurs un parcours de ma vie, je n’ai pas l’outrecuidance de considérer que c’est une épopée à nulle autre pareille. J’étais un enfant comme les autres, en plus souffrant d’un asthme dont les soins étaient plutôt rudimentaires. Mais j’avais eu le privilège d’être témoin d’événements qui n’arrivent pas tous les jours, la campagne de Tunisie de 1942-43 et la redoutable répression colonialiste de 1952. C’est là sans doute des faits mémorables. Il appartient à l’historien d’en faire l’analyse, mais la perception de l’enfant ou de l’adolescent n’est pas non plus indifférente, car elle note sur le vif des traits pathétiquement humains que l’historien, dans sa carapace d’objectivité, généralement occulte. En fait, mon projet était moins de dire ce que j’étais, ce que j’avais vécu et apprécié que de percevoir, à travers mon expérience si modeste fût-elle, les mutations intervenues dans le mode de vie et de pensée suite à la guerre et de mesurer combien de la Tunisie à l’Europe le fossé culturel et économique était abyssal. A vrai dire, je suis loin d’avoir fait état de tout ce que j’ai vu et entendu. Cette posture sélective était parfois volontaire et parfois moins. Bref, non-dits, ajouts, sélection sont de la partie pour doter l’œuvre d’un coefficient de cohérence et d’attraits attachés à la chose littéraire. Ce vœu est-il, ne fût-ce que partiellement, exaucé ? Seul le lecteur pourra le dire.
En lisant vos mémoires, on apprend beaucoup sur la vie des Tunisiens, surtout à la région de Sousse, pendant la dernière période de l’époque coloniale, mais c’est surtout la douceur de vivre et les petites joies du quotidien qui sont mises en relief et racontées avec enthousiasme. Est-ce un choix que de vous focaliser sur cet aspect heureux de votre entourage et de faire fi des misères, de la répression coloniale et de la souffrance ?
Au fait, j’ai parlé de ce que j’avais moi-même vu et vécu, le reste appartient aux historiens. Quant à la misère du petit peuple dans les zones rurales, elle a été son pain et son lot quotidiens depuis les Beys et bien avant le protectorat. Or, la douceur de vivre, je crois que c’est l’apanage de l’enfance qui sait transcender l’adversité, fût-elle atroce, pour se complaire dans un monde en représentation, et qui ne recueille du réel que quelques échos feutrés ne pouvant en aucune façon gâcher sa fête.
Vos mémoires sont tout de même marqués par la mort qui était votre hantise constante quand vous étiez enfant et que vous souffriez de cette bronchite chronique qui vous a quelquefois gâché votre joie de vivre. Pourrait-on penser que l’idée d’écrire ces mémoires procède aussi de ce désir profond chez vous de triompher sans cesse de la mort et de célébrer la vie, celle que vos avez vécue pleinement à travers votre riche trajectoire d’enfant colonisé plutôt chanceux et privilégié et qui était parti très tôt à la conquête du monde ?
A vrai dire, la mort terrorise bien plus ma mère que moi-même. Quand elle se profile dans mon inconscient, je la redoute un peu à travers ma mère dont les traits s’assombrissent avant même que notre médecin ne prononce son diagnostic. Ma mère était marquée par le terrible sort de la sienne emportée à quarante ans, à la suite d’une phtisie. Au fait, la joie de vivre je la ressens pleinement après la descente aux enfers d’une bronchite qui s’étire sur un mois. La convalescence est alors une vraie palingénésie. Les choses les plus simples sont le comble du bonheur : le chant des oiseaux, les rayons du soleil, l’activité trépidante de la rue, un air de musique doux à mes oreilles. Ce n’est que plus tard que j’ai mesuré le désastre qu’est la mort quand elle a frappé des personnes très proches, d’abord ma grand-mère et ensuite ma cousine. Ce qui, pour moi, était particulièrement absurde et révoltant, c’était qu’à un moment aussi dramatique d’arrachement, la vie continuât, comme si de rien n’était
En racontant vos souvenirs, vous évoquez votre timide découverte des femmes et de l’amour, mais de manière très pudique. Qu’est-ce qui expliquerait cette pudeur, votre éducation ou le besoin (littéraire) d’en dire toujours moins afin de créer le charme et d’avoir une action plus forte sur l’affect du lecteur ?
En fait d’amour, chacun a son petit jardin secret et il est de bon ton de le garder pour soi-même. Mais l’amour est synonyme de vie, il n’est, donc, pas question de l’occulter. Ainsi quand je l’aborde, c’est souvent avec mille précautions, car c’est un terrain miné par force tabous et préventions, surtout dans une société toujours accablée par une censure pointilleusement pathologique. De toute façon, par tempérament, je répugne à toute forfanterie et mon souci de la discrétion m’amène très souvent à fausser les pistes pour ne pas m’attribuer la paternité de tel acte ou de telle aventure galante. La dimension littéraire gagne sans doute à ce flou que j’entends entretenir et que ne peuvent, un tant soit peu, lever que des camarades très proches, dont, hélas, la plupart ne sont plus là.
Dans le deuxième volet de vos mémoires publiés sous le titre «Mes années parisiennes», vous réservez plusieurs pages à la Sorbonne qui est l’un des plus importants sanctuaires du savoir en France où vous avez eu la chance d’étudier à la fin des années cinquante et au début des années soixante. Auriez-vous été le professeur-chercheur que vous êtes sans ce passage par la Sorbonne ?
Le passage par la Sorbonne était pour moi une aubaine, une bénédiction. C’était un rêve caressé de longue date. Pour le matérialiser, j’ai dû renoncer à l’histoire-géographie que j’aurais pu faire à Tunis, pour choisir le français dont je ne pouvais suivre les cours qu’en France. Faire des études à Paris, c’est s’abreuver de toutes les formes de culture à la source. C’est être témoin de tout ce qui se fait et se crée dans l’art, la mode, la politique, etc. Les acteurs de tout ce monde, sur la scène et dans la vie, sont à votre portée, vous pouvez les voir, les approcher, en faire des modèles. Tous les monuments chargés d’histoire font désormais partie de vos objets familiers. Paris est à coup sûr une expérience irremplaçable.
Dans vos «Années parisiennes», vous avez tendance à faire la part belle à l’histoire et aux monuments aux dépens des événements en rapport direct avec votre trajectoire personnelle. Ainsi parlez-vous de l’histoire de la Sorbonne, de celle de l’Université de Heidelberg, de celle de l’enseignement de l’arabe à la Sorbonne, de celle de certains monuments à Londres, de celle encore du Château de la Loire, etc. Par quoi pourrait-on expliquer cet intérêt à l’histoire de la part d’un spécialiste en littérature française ?
L’histoire et la géographie ont très tôt suscité en moi un vif intérêt grâce à certains professeurs, dont le charisme et la pédagogie étaient exceptionnels. L’histoire est à l’origine de tout. La littérature a son histoire, chaque langue en a la sienne, comme tous les arts et les sciences. Une étude sérieuse, dans quelque domaine que ce soit, ne peut occulter une genèse et des origines. Plus les racines sont profondes, plus les rameaux s’étendent et planent dans le ciel. Une attention accrue aux racines permet de tirer le meilleur parti des fruits qui en sont l’émanation. Au surplus, comme dans un beau parc où se développent en agréable symphonie toutes sortes de plantations et de fleurs, la littérature sous les auspices de Clio ne saurait nous ravir, sans cette correspondance avec tout ce que cultivent les muses, pour notre grande joie.
Quels sentiments éprouvez-vous aujourd’hui en regardant votre vie dans ces mémoires qui constituent pour vous une espèce de rétroviseur ?
Je suis fier d’avoir transmis un legs, si imparfait soit-il, à mes descendants et aux générations futures sur un moment de notre histoire et de notre vécu perçus par quelqu’un qui n’est mû par aucune idéologie réductrice. Son seul souci est de noter des perceptions et des émois vieux de plusieurs décennies, mais qui gardent l’innocence et la fraîcheur de l’enfance.
Pour finir, vous avez longtemps participé à la formation de nombreuses générations d’étudiants en lettres. Plusieurs de vos étudiants sont devenus à leur tour professeurs universitaires. Quels sentiments éprouvez-vous aujourd’hui en considérant votre longue carrière d’enseignant-chercheur à l’Université tunisienne ?
Garder un bon souvenir de ses anciens étudiants est, je crois, un grand bonheur et la meilleure des récompenses, bien plus précieuse que tous les honneurs. L’enseignement est un peu un sacerdoce où l’on doit donner sans compter. Le plaisir authentique de l’enseignant est celui de voir son disciple le dépasser. Grâce à Facebook, j’ai eu l’occasion de retrouver des étudiants que j’ai perdus de vue depuis parfois cinquante ans. Les retrouvailles ont été, je crois, très émouvantes pour nous tous. Je voudrais terminer en vous disant toute mon admiration pour votre brillante carrière et toute ma gratitude pour l’intérêt que vous accordez à mes œuvres et à mon humble personne.
Merci, cher Maître !